Cesare Mattina, Nicolas Maisetti – Marseille : effondrement ou résistance du système defferriste ?

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Si elle ouvre des perspectives en termes d’alliances entre groupes sociaux, la nouvelle municipalité portée par Michèle Rubirola demeure un îlot de gauche au sein d’un pouvoir local dominé par la droite et à l’ancrage dans les quartiers populaires fragiles.

Tribune. Michèle Rubirola, tête de liste du Printemps marseillais (formation composite de partis de la gauche et écologistes ainsi que de responsables associatifs et de la société civile) a été élue maire de Marseille samedi dernier après vingt-cinq ans de pouvoir de Jean-Claude Gaudin et de la droite sur Marseille. Que révèle cette victoire – obtenue grâce au ralliement de « troisième tour » de la sénatrice dissidente PS Samia Ghali – sur la configuration du pouvoir local et le devenir du système politique defferriste et de son « bloc social historique » (pour le dire avec les mots d’Antonio Gramsci) prolongé par Jean-Claude Gaudin ?
Ce bloc social historique avait signifié, depuis l’élection de Gaston Defferre en 1953, l’alliance entre la bourgeoisie des professions libérales des quartiers Sud, des classes moyennes des commerçants et artisans, ainsi qu’une portion de classes populaires recrutées massivement dans les collectivités locales via les circuits clientélaires. Il reposait ainsi sur l’exclusion des quartiers Nord (15-16e et 13-14e arrondissements) du gouvernement municipal. A l’exception de la période comprise entre 1983 et 1995, ces espaces ont toujours été dirigés par des opposants au maire (d’abord communistes, puis socialistes depuis les années Gaudin, voire Rassemblement national entre 2014 et 2020 dans le 13-14). Cela n’est pas pour rien dans l’abandon de ces territoires par l’action publique municipale : désindustrialisation sans alternative ; insuffisance des transports ; disparition des liens sociaux entre cités HLM, quartiers pavillonnaires et noyaux villageois ; dégradation des services publics municipaux et des équipements (écoles, piscines, bibliothèques) ; stigmatisation ethno-territoriale…

Lien avec les quartiers Nord
La très faible participation lors de ces élections municipales (32,8% lors du premier tour et 35,4% au second) pousse en premier lieu à la prudence dans l’analyse. Cependant, la sociologie électorale du Printemps ainsi que le ralliement de Samia Ghali, pourrait indiquer une recomposition des alliances entre groupes sociaux dans la ville. Le Printemps l’a emporté dans des arrondissements dits de classes moyennes supérieures (le 6-8, fief historique de la droite gaudiniste, et le 7e arrondissement), dans des arrondissements de classes moyennes et petites moyennes (le 4-5) ainsi que dans des arrondissements mixtes (le 2-3 ainsi que le 1er arrondissement). Le Printemps marseillais a en revanche échoué dans les arrondissements composés majoritairement par des classes populaires, dans le 13-14 (en se retirant dans l’entre-deux tours) et dans le 15-16 (où Samia Ghali l’a emporté malgré leur maintien).
Le Printemps marseillais, incarnant la gauche lors de cette élection, n’est donc pas vraiment parvenu à s’imposer dans des secteurs historiquement communistes ou socialistes. Le déficit du lien avec les classes populaires des quartiers Nord avait pourtant été pointé par des observateurs et représentants du monde associatif. Ils reprochaient au Printemps le poids des représentants des « anciens » partis au détriment des représentant·e·s de la société civile (notamment issu·e·s des luttes contre l’habitat indigne suite aux effondrements de la rue d’Aubagne) ; l’insuffisance de candidat·e·s issu·e·s de la « diversité » ; la présence infime des candidat·e·s provenant des classes populaires (bien moindre que dans les listes de Samia Ghali ou du RN). L’alliance de « troisième tour » avec Samia Ghali – très implantée dans ces quartiers populaires depuis 2001 – permet donc au PM de rattraper partiellement ce manque de représentativité au sein des classes populaires. Il permet également de créer des conditions inédites d’alliance entre des secteurs de classes moyennes intellectuelles à haut diplôme et des fractions des classes populaires.

Bastions de repli
Avec une telle abstention et une victoire si serrée, il serait néanmoins imprudent de conclure au changement radical du système de pouvoir à Marseille. D’autant que la droite, pilier de ce système depuis vingt-cinq ans, conserve de puissants bastions de repli. En premier lieu, elle maintient ses positions dans deux secteurs clés couvrant l’est de la ville (le 9-10 et le 11-12). Surtout, elle pourra compter sur la métropole à la tête de laquelle Martine Vassal, malgré sa défaite dans les arrondissements supposés imperdables où elle se présentait (6-8) et à l’échelle de la ville, a été confortablement réélue jeudi. Elle a pu compter sur une majorité issue des dernières municipales et sur le soutien de nombreux maires dont elle a su rappeler la politique d’aide aux communes qu’elle a mis en œuvre en cumulant cette fonction avec celle de présidente du conseil départemental.
Or, cette échelle intercommunale est désormais prépondérante dans la mise en œuvre de l’action publique territoriale. Les transports, l’habitat collectif, l’aménagement, le développement économique… relèvent plus que jamais du ressort de la métropole. Ainsi, le nouveau pouvoir municipal demeure un îlot de gauche au sein d’un océan institutionnel dirigé par la droite : la métropole, le département, les communes du territoire métropolitain, mais aussi la région, dirigée par Renaud Muselier.
A cela s’ajoutent deux inconnus qui représentaient les piliers de la gestion de Jean-Claude Gaudin : le patronat local, qui n’a pas caché son soutien à Martine Vassal pendant la campagne, et surtout le syndicat majoritaire Force ouvrière, indéfectible allié du pouvoir municipal qui a survécu à la transition post-defferriste. De ce point de vue comme d’un autre, il n’est pas sûr que la victoire du Printemps marseillais, si elle ouvre des perspectives en termes d’alliances entre groupes sociaux, parvienne à bousculer durablement l’hégémonie culturelle qui domine la ville depuis plus d’un demi-siècle.

Cesare Mattina sociologue (AMU, LAMES), Nicolas Maisetti politiste (UGE, LATTS)